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L'après, l'ici et maintenant
10 avril 2014

L'essence du temps

 

 

La persistance de la mémoire, par Salvador Dali La persistance de la mémoire - Dali 1931

  

 

 

Le temps, de l’univers à l’intime

 

 

 

Konstantin Shamin

 

Photo Konstantin Shamin

 

 

 

 

Avec Michel Serres et Jean-Louis Chrétien

 

Linéaire, cyclique, cosmique ou cellulaire, le temps est multiple. Michel Serres, encyclopédiste qui recompose le grand récit de l’Univers, et Jean-Louis Chrétien, spécialiste du temps intime, ont arrêté leurs montres pour tenter de définir un concept aux contours flous.

 

 La rencontre entre Michel Serres et Jean-Louis Chrétien avait quelque chose d’improbable. Si les deux hommes s’intéressent au temps, ils l’abordent avec des outils très différents. À travers son œuvre récente, Hominiscences, L’Incandescent, Rameaux ou encore Récit d’humanisme (Le Pommier), Michel Serres, qui se réclame du matérialisme humaniste, s’interroge sur le temps de l’Univers, celui de l’évolution des espèces et enfin celui de la vie humaine. En historien des sciences et en philosophe, il privilégie une approche objective de la temporalité, telle qu’elle traverse la matière et les organismes vivants… Quant à Jean-Louis Chrétien, lecteur des Confessions d’Augustin et de la Bible, il se penche sur la question en phénoménologue et c’est d’abord la description du temps vécu qui le préoccupe, du temps tel qu’il s’écoule en nous, lors d’expériences singulières dont il traite dans De la fatigue ou dans La Joie spacieuse (Minuit). Pour lancer le dialogue entre les deux penseurs, qui s’est déroulé chez les « Immortels », à l’Académie française, à Paris, une question toute simple a suffi : regardent-ils souvent leur montre ?

 

Michel Serres : Je ne porte pas de montre… D’ailleurs, la montre n’est pas du tout ce qu’on croit. Ce n’est pas un outil servant à mesurer le temps social, mais d’abord un planétaire de poche, qui reproduit très fidèlement le mouvement de rotation de la terre. Ce temps-là est cyclique et reproductible : l’heure qu’il est en ce moment même a existé hier, il y a six mois, il y a 3 000 ans, elle existera dans six mois… Si je portais une montre, je prêterais davantage d’attention à certains détails comme l’usure du bracelet, le fait que les aiguilles soient un peu rouillées, que les chiffres soient effacés, car c’est lorsque votre montre vieillit qu’elle vous indique véritablement le passage du temps.

 

Jean-Louis Chrétien : Je porte une montre. En général, je n’en ai pas besoin, car j’ai intériorisé l’heure. Cependant, lorsque je fais cours, j’ai tendance à perdre toute notion de la durée : si je n’avais pas de montre, mes cours dureraient tantôt une demi-heure de plus, tantôt une demi-heure de moins, et j’aurais toujours l’impression d’avoir parlé le temps qu’il faut. Cependant, la montre ne sert pas seulement à indiquer un temps astronomique. Elle permet aussi une construction sociale du temps. Cette construction a d’ailleurs commencé, dans l’Occident chrétien, avant même l’apparition des montres, avec les cloches des monastères sonnant les heures. Vers la fin du Moyen Âge, les gens se sont habitués à vivre dans un temps uniforme.

 

M. S. : Avant le Moyen Âge, les heures des Latins étaient divisées selon la durée du jour. Elles étaient donc longues en été et très courtes l’hiver. Quand j’étais jeune, ce n’était pas tout à fait l’Antiquité, mais il y avait des heures différentes. Par exemple, la campagne ne tenait pas compte du changement horaire en été, tandis que la ville le faisait. La compagnie des chemins de fer utilisait plusieurs horloges : le Paris-Orléans-Midi n’avait pas la même heure que le Paris-Lyon-Marseille… L’uniformisation de l’heure sur le territoire national est récente, elle date de l’horloge parlante de l’Observatoire de Paris, soit de 1932.

 

J.-L. C. : En Grèce, les orateurs ne parlaient pas d’après une heure fixe relevant d’un temps social normé. En revanche, on utilisait le sablier ou la clepsydre, de dimension plus ou moins considérable. Cette manière de se donner un temps compté adapté à une activité déterminée, nous ne l’utilisons plus que pour faire cuire les œufs à la coque, alors qu’elle jouait un rôle tout à fait central dans l’Antiquité.

 

 M. S. : On a certaines idées reçues sur le temps des Grecs. Il est courant d’entendre dire qu’ils avaient une conception cyclique du temps, inspirée par les rythmes de la nature, les mouvements des astres et le retour des saisons. C’est passer sous silence une découverte centrale des mathématiciens grecs : au Ve siècle avant J.-C., l’un d’eux, Hippase de Métaponte, a découvert les chiffres irrationnels, qui ont un nombre infini de chiffres irréguliers après la virgule… La légende nous dit que Pythagore, choqué par cette découverte qui remettait en question le bel ordre mathématique du monde, a condamné Hippase de Métaponte à mourir noyé. Le nombre irrationnel se déploie, à l’infini, sans jamais se répéter. Platon, dans ses dialogues, essaie de sauver la notion de cycle, en minorant cette découverte embarrassante de l’irrationalité.

 

J.-L. C. : Inversement, on entend souvent dire que le temps de la Bible, tendu entre la Genèse, l’arrivée du Messie et le Jugement dernier, serait linéaire, par opposition au temps cyclique des Grecs. Certes, les peuples de la Bible, Juifs et chrétiens, commémorent des événements irréversibles, uniques dans l’histoire. L’historien Mircea Eliade opposait ces rites aux fêtes agraires traditionnelles, qui célèbrent le retour des saisons. Mais l’année chrétienne ou juive est tout de même marquée par une succession de fêtes qui reviennent. Le missel lui-même se répète, la liturgie introduit du cycle et de la répétition. Les dates des fêtes de l’année sont d’ailleurs fixées en référence aux cycles lunaire ou solaire… Ainsi, temps linéaire et temps cyclique sont-ils articulés chez les chrétiens.

 

M. S. : Poursuivons cette réflexion sur les multiples manières de se rapporter au temps… Si vous allez à Bamako, au Mali, à São Paolo, au Brésil, au Costa Rica, au Japon, en Sibérie, vous vous rendrez compte que chaque culture a une temporalité différente. Un Indien du Brésil ou un nomade du désert de Gobi n’auraient pas fait comme nous, ils n’auraient pas fixé un rendez-vous le jeudi à 15 heures… En ce qui concerne le temps objectif, celui de la nature ou du cosmos, il n’est pas davantage unifié. Mon corps a plusieurs horloges biologiques. Il y a l’horloge cellulaire, celle des tissus, celle de l’estomac… Mon cerveau tel qu’il est aujourd’hui, anatomiquement, avec ses lobes frontaux, est apparu il y a environ 3 millions d’années. En-dessous, il y a un cerveau reptilien plus ancien, qui remonte à 150 ou 300 millions d’années. L’équipement tissulaire date de 1 à 2 milliards d’années. Les molécules qui composent mon organisme remontent à 3 milliards, quant aux atomes qui composent ces molécules, ils datent de 15 milliards d’années. Voilà mon âge. Il n’y a pas non plus un seul temps cosmique, mais un temps des roches, des marées, de la planète, du système solaire, de la formation des univers… En somme, il est vain d’opposer un temps cosmique et un temps social. Des temps, il y en a autant que vous le voulez ! L’idée qu’il y a, d’un côté, du temps et, de l’autre, de l’espace, comme le soutient Kant, c’est… rigolo. Les philosophes ont pris l’habitude de manier un concept simplificateur, aux contours vagues, le « temps », tandis qu’on est plongés dans un paysage temporel extrêmement riche et différencié.

 

J.-L. C. : Je suis très sensible à la magnificence pluraliste de cette description. Mais j’éprouve quand même une certaine réticence face à cet éclatement radical des temps de toutes sortes. En tant que phénoménologue, je me demande quand même comment tout cela nous est donné, comment nous le saisissons par la pensée. Le philosophe Léon Brunschvicg a eu une phrase significative : « L’histoire de l’Égypte, c’est l’histoire de l’égyptologie. » Je n’irais pas jusqu’à dire que l’histoire du cosmos, c’est l’histoire de la cosmologie… Mais, enfin, si nous pouvons aujourd’hui produire une description du temps multiple, c’est tout de même le résultat d’une certaine évolution de l’histoire des sciences, d’un parcours de la pensée. Nous avons des représentations de plus en plus fines et complètes du temps, notamment grâce à nos instruments de mesure, mais il faut néanmoins qu’il y ait une certaine unité de donation, de monstration par laquelle le problème du temps se pose à nous. Or il se donne dans la conscience. Il y a un temps de la conscience.

Ce dernier nous permet de revisiter l’opposition de l’espace et du temps, et de la contester. J’ai récemment écrit un livre sur la joie, en prenant pour fil conducteur ce vieux mot latin de dilatatio(« dilatation ») ou dilatatio cors (« dilatation du cœur ») : précisons que cors, au sens biblique, ce n’est pas l’organe cardiaque, mais le noyau de l’identité humaine. Le terme de dilatation est spatial mais également temporel. Quand je fais l’expérience de la joie, c’est un élargissement de l’expérience, au double sens d’agrandissement et de libération. L’expérience temporelle fondamentale de la joie, c’est celle du surgissement du nouveau et du possible. Je me dilate et mon existence s’ouvre, elle qui était ennuyée, enfermée. Le temps de la joie est toujours en rupture avec le temps atone ou l’ennui, avec le temps de la souffrance qui le précédait. Ainsi, il y a un espace du dedans, lequel est pleinement mobilisé par la temporalité.

 

M. S. : On peut aussi remettre en cause la distinction entre espace et temps à partir de l’étymologie même du mot « temps ». Les linguistes hésitent entre deux racines possibles, entre temno,« couper », qu’on retrouve dans « atome », et teino, qui renvoie à la tension, donc à l’élasticité. Le temps est à la fois scansion et tension, rythme et flux, discontinuité et continuité. Il est spatial deux fois, qu’on s’intéresse à sa continuité ou à son découpage.

  

J.-L. C. : Continuité et discontinuité sont également deux qualités du temps vécu. Il y a une mobilité des humeurs tout à fait extraordinaire. Dans une seule journée, du matin au soir, à travers combien de rythmes de temps êtes-vous passé ? Le temps vécu est si riche, que cela nous mène droit à un paradoxe, parfaitement exprimé par Charles Péguy dans Clio : il faut une heure pour écrire l’histoire d’une seconde, un mois pour écrire l’histoire d’une journée, et donc si nous voulons ressaisir par un récit le temps vécu qui a eu lieu nous avons envers lui une dette infinie. Il y a un roman anglais classique qui raconte cela, Vie et opinions de Tristram Shandy, de Laurence Sterne : le récit fait plusieurs centaines de pages, mais les digressions et les détails sont si nombreux qu’on ne peut guère avancer dans le temps de la vie du héros…

 

M. S. Une nouvelle de Jorge Luis Borges reprend cette idée. Il s’agit d’un enfant qui parle de son premier jour, et qui passe toute sa vie à le raconter.

 

J.-L. C. Ainsi n’en avons-nous jamais fini avec le temps… Je voudrais tout de même dire un mot des vacances. La division sociale entre temps public et temps privé, travail et loisir, est apparue tardivement, avec la révolution industrielle. Quand je travaille, je suis en quelque sorte privé de moi. Et quand je ne fais rien, je suis censé avoir accès à une vie plus authentique… Ce qui me désole, dans une telle conception des choses, c’est qu’elle rend les vacances très préoccupantes. Comment les programmer, les rentabiliser au mieux ? Nous avons affaire à une division aliénante. Je n’ai aucune nostalgie des sociétés anciennes, mais il est faux de croire qu’avant le Front populaire, les gens travaillaient 365 jours par an. Il y avait les fêtes religieuses, patronales, agraires, et si vous comptiez le nombre de jours chômés, c’était quand même très supportable. Mais ils étaient répartis tout au long de l’année, sans qu’il existe un temps supposé magique consacré aux vacances. C’est pourquoi, je suggère que nous ferions mieux d’enlever plus souvent le « s » à vacances. Moins de voyages organisés, et plus de vacance, c’est-à-dire de vide, de disponibilité à l’imprévu…

 

M. S. : Je n’ai pas le même âge que vous, j’ai connu l’époque où il n’y avait pas de vacances. Pour moi, c’est un phénomène tellement nouveau que je n’ai pas encore appris à le manier.

 

 

Propos recueillis par Alexandre Lacroix, Directeur de la rédaction.
ALEXANDRE LACROIX  Source : philosophie magazine

 

 

 

 

 

 

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