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L'après, l'ici et maintenant
17 avril 2012

David Abram, Retrouvons un ancrage local : le sacré s'y trouve

 

                       

DAvid Abram

 

 

 

Retouvons un ancrage local : le sacré s'y trouve

 

 

Photo de Yann Arthus-Bertrand

 

 

Philosophe américain, de la lignée du phénoménologiste français Merleau-Ponty, prestidigateur fasciné par nos perceptions sensorielles, linguiste ami des peuples primordiaux, juif animiste adorateur du divin dans la nature, David Abram, auteur d’un livre si profond sur « le charme des sens », que les bouddhistes de Karma Ling l’utilisent dans leur formation, David Abram ne passe assurément pas inaperçu. Il y a du Thoreau dans cet homme d’une spontanéité et d’une fraîcheur rares. Pour lui, l’urgence est que chacun se réinsère dans un lieu spécifique et y découvre le sacré.

 

 

 

Photo de Yann Arthus-Bbertrand 

 

 

Nouvelles Clés : Vous n’arrêtez pas de voyager, votre séjour à Karma Ling a-t-il quelque chose de spécial pour vous ?

David Abram : Oui, d’abord à cause de ces montagnes et de ce monastère que l’on sent remplis d’histoires. Et puis je peux sentir, avec mon corps, que la communauté bouddhiste qui vit ici est d’une ouverture exceptionnelle, notamment à l’égard des cultures primordiales. J’ai rencontré leur directeur, Lama Denys, la semaine dernière, à Paris, et j’ai été frappé par sa vision des choses, sa tolérance, son sens de l’humour, son affinité avec les traditions magiques. Pour moi, c’est fondamental. Trop souvent, les enseignements spirituels érigent ces traditions en tabou. Parler de l’esprit comme totalement incarné, immanent au monde sensuel, concevoir le monde matériel comme vivant jusque dans sa plus infime parcelle, demeure suspect à bon nombre d’instructeurs spirituels. Nous persistons à ne voir l’esprit qu’au-dessus de nos têtes. Descendre dans la matière, en-dessous de la surface de la terre, reste pour la plupart dangereux : là gît le mal, le diable, l’enfer. Je ne partage pas ce genre de réticence. Ceux qui réagissent ainsi sont peut-être “éveillés“, mais ils passent à côté du délice et de la beauté de l’humus, de l’herbe qui en surgit, du vent qui murmure entre les aiguilles des pins, de l’élégance et de l’éloquence des montagnes. En tant que personne dévouée à la terre, qui sent notre temps vivre une déperdition tragiquement rapide de la beauté du monde - l’abattage des forêts, la canalisation des rivières, l’empoisonnement de cet air qui est l’esprit même que nous respirons -, je me demande souvent ce qui a provoqué un pareil aveuglement et une pareille surdité face au monde dans lequel nous baignons pourtant à tout instant. Je ne crois pas que la cause en soit seulement notre technologie. Ce sont nos présupposés religieux et spirituels qui nous ont conduits à négliger et même à dénigrer la matière, et à oublier que matière et mater sont réellement la même chose : la mère. Une respiration vivante, maternelle, voilà ce qu’est la matière. Il existe une exquise affinité entre elle et l’esprit et nous n’avons nul besoin de la quitter pour toucher la dimension spirituelle de l’être. L’esprit se cache dans chaque chose. Et ici, à Karma Ling, j’ai l’impression de séjourner dans une communauté qui sait cela et qui essaye d’incarner et de sentir de plus en plus le sacré de façon immanente. Non pas dans une transcendance d’au-delà des sens, mais à l’intérieur de ceux-ci.

 

N.C. : Cet après-midi, vous nous avez parlé, avec une poésie et une musicalité magnifiques, du fait que l’essentiel ne pouvait pas se dire, que l’Un était ineffable, que le Tétragramme de vos ancêtres juifs - YHWH - ne pouvait s’exprimer que comme une rythmique respiratoire inaccessible aux concepts. N’y a-t-il pas, dans cette indicibilité, quelque chose de transcendant tout de même, finalement ?

D.A. : Pour parler du plus sacré des noms sacrés de Dieu, j’ai en effet évoqué une façon de respirer, ou de souffler, qui ne vous rend pas seulement conscient de votre respiration, comme font beaucoup de traditions, mais qui vous met en continuité avec le vent - ce qui a une grande importance pour moi -, le vent, cette substance invisible qui parle dans les feuilles des chênes et des frênes qui nous entourent dans cette montagne, qui meut les nuages, cet invisible médium au travers duquel volent les oiseaux. L’air, en tant qu’esprit de ce monde, pourrait-on dire, nous connecte indéniablement à tous les autres êtres. Dans un échange perpétuel, nous inspirons ce qu’expirent les arbres, qui inspirent ce que nous expirons. La conscience que l’air de notre respiration est en continuité avec le vent et avec les arbres nous fait sentir de façon palpable qu’il nous connecte à la totalité du paysage. Mais dans le monde moderne, nous avons oublié ce médium et nous ne parlons plus que de l’“ espace ” qui nous sépare les uns des autres, et de toutes les entités. Nous ne réalisons pas qu’il y a quelque chose, là, juste là, en nous et autour de nous, qui nous relie à tout instant ! Comment diable avons-nous pu l’oublier et ne plus le voir ? Je ne sais pas.

Alors, y a-t-il une transcendance ? Oui, bien sûr. Quelque chose transcende notre manière ordinaire de parler, de nous figurer le monde. Il existe une façon plus réciproque d’entrer en relation avec toute la respiration du paysage. Dans ce sens, il y a transcendance. Vous m’interrogez sur la prononciation du Nom. Le Tao que nous appelons le Tao n’est pas le Tao, n’est-ce pas ? L’Un est encore un nom et donc rate sa cible. Peut-être le Mystère est-il un geste ? Seul un geste saurait peut-être Le désigner. C’est le moment présent, dans son ultime intimité. C’est... ceci (David fait un geste rond qui englobe son environnement), ce dans quoi nous nous trouvons, dans quoi nos corps animaux baignent.

Dans mon travail, je cherche à trouver des façons de parler qui ne nous projettent pas hors de notre réciprocité immédiate, spontanée, ressentie, avec les autres êtres qui partagent ce moment avec nous. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, dans le monde technologique occidental, les gens pensent que les mots représentent la réalité. À peine auriez-vous parlé, que vous vous retrouveriez en dehors du moment présent. Je ne pense que cela soit nécessaire. Je crois qu’il y a d’autres voies d’utilisation du langage, non comme une représentation du monde, mais comme un chant du monde, non pour parler à propos des choses, mais pour parler aux choses, pour les contacter, pour laisser le silence lui-même respirer. Je crois qu’il existe des manières de parler qui ne rompent pas le silence.

C’est bien sûr ce dans quoi tout vrai poète est engagé. Et tout se passe comme si nous devions tous désormais devenir des poètes, du moins si nous espérons nous éveiller à la terre et aux autres espèces, suffisamment vite pour renverser, pendant ce qui nous reste à vivre, la détérioration ultra-rapide de l’humanité et de la nature, pour arrêter cette terrible hémorragie de beauté. Or, en un sens, c’est notre langage qui nous coupe de ce que nos corps connaissent pourtant très spontanément et intimement. Notre façon de parler nous coupe de notre cœur, de notre corps, nous les fait regarder comme si nous étions décorporés, nous tenant hors du monde.

 

N.C. Pourtant, la véritable avant-garde scientifique du début du 20° siècle savait que la science et la technologie ne pouvaient saisir l’essentiel. Ils étaient donc en émerveillement devant ce qui leur échappait et en effroi devant le monde que la science avait produit, où les êtres se nourrissent de cette illusion d’être coupés les uns des autres. Si vous écoutez un Niels Bohr, un Erwin Schrödinger, un David Bohm, la science la plus “dure”, celle de l’atome et des particules élémentaires, en était étrangement arrivée aux mêmes conclusions que vous. Et cela vaut peu à peu pour toutes les sciences, de la logique à la linguistique, de la psychologie à la biologie - même si cette dernière a beaucoup plus de mal à s’y mettre...

D.A. Il est normal que cette renaissance ait commencé par la physique, qui étudie les mondes ultra petits, qui échappent radicalement à nos sens. C’est si infiniment petit que, d’une certaine façon, cela devient justement transcendant. Nous n’avons que de vagues aperçus ce qui se passe à cette échelle, et nous devons remplir les vides avec notre imagination. À cette limite, nos physiciens ont donc commencé à parler comme des mystiques. Les prêtres parlent d’un monde inaccessible à nos sens. Les physiciens font la même chose : qu’ils évoquent les origines de l’univers ou les particules subatomiques, c’est aussitôt l’enchantement. Les biologistes, eux, parlent d’un monde que nous pouvons approcher par notre perception directe, situé juste entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Ils sont donc beaucoup moins libres d’évoquer l’étrangeté merveilleuse et la nature magique du monde, car cela mettrait immédiatement en cause la façon dont nous nous comportons avec lui, comment nous exploitons la forêt, asservissons les animaux, détruisons l’eau ou l’air. Et les théories qui cherchent à expliquer l’évolution de la vie à ce niveau intermédiaire ont, elles aussi, peu de latitude pour nous enchanter. Elles ne savent proposer que des déterminismes plutôt étroits et peu magiques. Seuls les chercheurs les plus avancés, tel Francisco Varela, replacent le biologique au sein d’une relation continue entre les êtres, qu’il s’agisse d’humains, d’animaux, de végétaux ou de morceaux de granite. Une relation mystérieuse que nous ne pouvons vraiment connaître qu’en y participant et en nous y engageant - avec le plus d’éthique possible.

 

N.C. : Votre premier livre, “The spell of the sensuous - Perception and language in a more than human world” - est sorti en 1996, mais n’a pas encore été traduit en français et vous semblez le regretter particulièrement...

D.A. : C’est la traduction qui m’importe le plus ! J’aimerais énormément connaître la réaction des Français. Philosophiquement, j’ai été nourri par le grand phénoménologiste Maurice Merleau-Ponty. Sur plus d’un plan, il a été le vrai maître qui m’a appris à penser. Je ne me suis jamais complètement consolé de ne l’avoir découvert qu’après sa mort. Ce magnifique poète-philosophe français est parti en pleine force de l’âge, alors qu’il se trouvait au milieu de son œuvre. De tous les philosophes du 20° siècle, il fut celui qui accorda le plus d’importance au corps et à l’expérience des sens, à la façon dont le corps ressent l’espace et les choses autour de lui, les couleurs, les formes, les textures. Comment s’exprimer en accord avec ce qu’il appelait le “ corps propre ”, le corps-sujet, la subjectivité qui n’est rien d’autre que le corps lui-même ? Telle était sa quête. Vous n’avez plus besoin de parler d’un esprit habitant un corps, si vous reconnaissez que ce dernier est lui-même un être magique.

 

N.C. Tant qu’il est vivant. Une fois mort, le corps ne ressent plus rien.

D.A. : Plus rien, en effet, en tant qu’un tout qui était par exemple vous ou moi. Mais la mort, de ce point de vue, n’est qu’une métamorphose, qui brise un certain équilibre et ouvre la vigilance, jusque-là centralisée dans votre corps ou dans le mien - qui ne sont que des localisations de la conscience qui nous englobe et que vous pouvez appeler “ l’Un se regardant mystérieusement lui-même ” -, pour la distribuer autrement, sous forme d’humus, imprégnant les racines des arbres, ou sous forme de vapeurs, absorbées par les oiseaux, ou encore sous forme de flammes et de gaz qui s’en retournent vers le cosmos, si par exemple la personne est incinérée. Ainsi nous réincarnons-nous en permanence dans les innombrables formes du Mystère. Nos ancêtres sont toujours là, dans le vent, les montagnes ou les forêts !

 

N.C. Merleau-Ponty aurait-il partagé ce point de vue ?

D.A. : Je crois. Son dernier grand travail, hélas inachevé, s’appelle Le visible et l’invisible. C’est une transition magnifique (et très mystérieuse), où il cesse de parler du corps propre et commence à parler de la “ chair ” : celle de l’homme et celle du monde, la première n’étant qu’un fragment de la seconde. La chair est ce que nous avons, ou sommes, en commun. On peut l’entendre de façon extrêmement mystique, ou animiste. Une grande affinité réunit en effet cette chair et ce que nous appelons la nature. Merleau-Ponty découvre la profonde unité entre nous et elle. C’est par notre présence sensorielle et palpable qu’il nous voit reliés au paysage. Selon lui, nous ne pouvons pas réellement trouver notre solidarité vis-à-vis du monde, si nous restons dissociés de nos corps. Dénigrer son corps, le réduire à un simple véhicule, c’est s’interdire de s’éveiller à son mystère et à celui des autres corps, qui tous, du minéral à l’humain, ont leur propre vitalité.

 

N.C. : Quid de votre second livre, que vous êtes en train d’écrire ?

D.A. Le premier était assez intellectuel. Le second s’appuiera davantage sur l’expérience intérieure et sur différents aspects de la rencontre avec ce que nous appelons la “nature”. Comment parlerions-nous du monde, et même de nos plus évidents a priori, si nous acceptions de nous percevoir comme une forme particulière du monde animal ? Un animal absolument extraordinaire, mais un animal tout de même ! Telle est la question que traque ce second livre. Avec un angle qui me passionne particulièrement : la façon dont l’écriture affecte mes sens. Je me suis ainsi découvert une passion pour les traditions orales. Je ne fais pas confiance à un écrit qui n’aurait pas été enraciné dans l’expérience physique et dans la transmission orale, dont j’encourage vivement la renaissance, partout dans le monde. J’aime énormément écrire, mais l’écrit est cosmopolite, ce dont je raffole - et qui permet le buzz général de nos villes, les réseaux, l’internet et leur propre littérature, la délocalisation générale de l’économie, etc. Mais ce que je ressens de plus en plus, c’est que la seule condition pour que la culture cosmopolite du livre ne détruise pas nos sens et la terre, est qu’elle soit profondément enracinée dans des traditions orales, donc locales. Les histoires que l’on se raconte oralement sont fondamentalement de quelque part. Que ressent ce saumon-ci quand il remonte cette rivière-là ? C’est une histoire de nulle part ailleurs. L’enracinement local est vernaculaire, spécifique, unique, irréductible. Lui seul peut assurer la diversité vitale dont nous avons tant besoin. Je me sens actuellement entièrement voué à ces retrouvailles entre le langage et l’enracinement local.

 

N.C. : Il y a un parallèle stupéfiant entre ce que vous dites du langage et ce que les écologistes nous apprennent sur l’uniformisation mondiale des semences qui, elles aussi, deviennent cosmopolites, alors que leur force multimillénaire venait justement du fait qu’elles étaient locales, adaptées à des microclimats spécifiques !

D.A. : Ma nourriture préférée est le soja. Malheureusement, les multinationales se sont mises à cultiver partout la même sélection de soja standard. Du coup, c’est fou : je ne le supporte plus, il me provoque des allergies terribles. Je ne peux plus manger ! C’est pourquoi LE grand travail du moment que nous vivons dans l’histoire humaine est celui-ci : trouver comment redevenir local très rapidement ? C’est l’impératif écologique n°1 : relier nos sens, notre langue, notre corps, notre expression, à un lieu spécifique, à une vallée, un plateau, une baie, où nous vivons réellement. Redevenir local, voilà le mot d’ordre que nous devons répandre le plus vite possible !

 

Propos recueillis par Patrice van Eersel
 
 
 
 

 

 

 

 
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