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L'après, l'ici et maintenant
9 septembre 2012

Le bonheur selon Spinoza

                   

                                                Robert Misrahi et Mathias Leboeuf             

 

 

 

              Le désir éclairé par la raison

 

 

Accessible à tous ceux qui sauront déployer leur vie et construire leur autonomie, en se libérant de la servitude des « passions », le bonheur est pensé par Spinoza non pas comme une morale ascétique, mais comme l’épanouissement d’un bien-être existentiel à l’aide de la connaissance.

 

 

                          Le désir éclairé par la raison

                                                                     Spinoza 

 

Spinoza (1632-1677) exprime dans son œuvre majeure, l’éthique, une double certitude : l’homme, dont l’essence est le désir, a pour vocation la joie d’être et d’agir ; et cet homme a le pouvoir de gouverner son désir par la réflexion et d’accéder ainsi à la félicité. Sans sacrifier le désir, la félicité peut devenir « béatitude », c’est-à-dire joie parfaite et permanente. Spinoza est donc le seul philosophe européen à proposer une éthique rationnelle, qui soit en même temps une éthique de la plus grande joie possible.


Chez Descartes, Kant, Hegel, Schopenhauer, Heidegger, Sartre (si précieux pourtant, quant à la liberté) le bonheur est absent. Spinoza, quant à lui, après Aristote et épicure, propose le bonheur à tous parce que tous peuvent accomplir un travail de la réflexion et souhaiter déployer leur vie dans une société où régneraient la liberté d’expression et la tolérance. Non pas seulement invocation à la vie solaire et à la sensualité libérée, c’est une doctrine et une analyse approfondie du bonheur que propose Spinoza. Il s’agit d’abord d’une doctrine de l’être (ontologie) : il n’existe qu’un seul être, et c’est la nature, éternelle, nécessaire et infinie. On peut l’appeler Dieu : « Deus sive natura. » 
C’est à l’intérieur de ce monde unique que l’homme a à conduire sa vie. Cette nature est à la fois matière (« étendue ») et esprit. Spinoza n’est ni « matérialiste » ni « idéaliste » : il dit la réalité même, mais dans tous ses aspects. Le deuxième trait doctrinal concerne l’homme (anthropologie). Ici aussi, il y a une unité complète du corps et de l’esprit : ce sont deux faces simultanées d’une seule réalité. Spinoza supprime la notion d’âme pour lui substituer la notion de conscience : l’esprit est la conscience du corps. Pas plus, pas moins. De là découlent, par redoublement, la capacité de connaître et le pouvoir de la réflexion. Cet individu unifié a une essence : le désir. Spinoza est le premier moderne à reconnaître la centralité du désir et à en exalter la légitimité. Le désir est le dynamisme fondamental de l’individu : c’est le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être. Cette poursuite de l’existence est donc la légitime poursuite de la satisfaction et de la joie. C’est à partir de là que pourra s’élaborer une éthique. Le bonheur sera d’abord la conservation de son être et la recherche de l’utile propre, spécifique et singulier. Ce seront les premières formes de la joie.

 



Ni « superstitions » ni préjugés


Mais l’existence quotidienne oppose des obstacles à la joie : Spinoza fait donc la critique des « passions » et de la vie relationnelle, ainsi que la critique des « superstitions » et des préjugés. C’est ici le troisième trait doctrinal que nous voudrions souligner : pour accéder à la vraie joie, il convient de construire son autonomie en se libérant de la servitude des passions. Mais, à la différence des idéalismes, Spinoza n’entend pas, par liberté, la suppression du désir, mais la maîtrise éclairée de ce désir par la réflexion. Ce n’est pas le désir ou l’affectivité comme telle qui nous aliènent ; ce sont l’ignorance et l’imagination qui dévoient le désir et produisent son aliénation et sa dépendance. L’éthique de la joie n’est pas une morale ascétique, mais une doctrine de l’accomplissement d’un désir conduit, éclairé et libéré par la connaissance. L’éthique nouvelle peut alors se poser et se définir. Spinoza la résume fortement ainsi : « Bien agir (c’est-à-dire intelligemment et d’une façon autonome) et être dans la joie. »
Cette éthique, libérée des passions, des préjugés et des attitudes conventionnelles, exalte, avec la joie de vivre, l’amitié et la loyauté véritable, le souci de la vie et non de la mort, l’assomption de la sage prudence contre la témérité aveugle, la critique de la pitié et du remords, la défense de la justice contre la charité, la vie sociale contre la vie solitaire, et enfin la jouissance ordinaire : œuvres d’art, exercices physiques, spectacles. Ce déploiement de la vie joyeuse n’est pas le fruit de l’instinct, mais celui de la réflexion éclairant et conduisant le désir. Cette éthique de la joie d’exister poursuit et atteint ce que j’appellerai un bien-être existentiel. Spinoza la fonde et l’illustre avec force, mais il ne s’en contente pas. Il vise aussi l’accès à « l’éternité ». C’est le quatrième trait doctrinal que je voudrais souligner. Trop souvent, c’est le seul qu’on ait retenu. Mieux située dans son contexte existentiel et eudémoniste (soucieux du bonheur), cette recherche « métaphysique », intérieure à notre monde, peut reprendre tout son sens.
Au-delà de son éthique de la joie, Spinoza nous propose une sagesse : une sérénité qui est en même temps une joie parfaite. Il la nomme « béatitude », c’est-­à-dire en fait « félicité » et « sentiment d’éternité ». Il la définit comme « amour intellectuel de Dieu » (« Amor Dei intellectualis »). Il ne s’agit pas d’une relation personnelle à un Dieu personnel, mais d’une relation de connaissance intuitive à la totalité de la nature. Celle-ci est exaltée. Elle est saisie dans son infinité, sa nécessité, sa toute-puissance. Cette perception est si neuve et si intense qu’elle est saisie comme une seconde naissance. 

 

 



Une béatitude pensable


Il y a là comme un rapport existentiel à une nature digne d’être nommée Dieu. Une joie profonde découle de la considération de la nécessité universelle et de la conscience que nous sommes une partie intégrante de la totalité de cette nature et donc de l’être. Le livre Ethica est cet itinéraire existentiel qui permet l’accès à la jouissance d’être. La béatitude est pensable : elle est joie, sérénité, activité. Elle est possible et accessible. Spinoza l’a atteinte et il nous l’offre. Il sait que la voie qui y mène est ardue (critique des passions et des conflits, solitude sociale et idéologique provisoire), mais il sait aussi qu’elle est accessible : tout homme est désir, et tout esprit peut accéder à la réflexion.

 

 

 

 

 

 

  

SPINOZA, Éthique

« La joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection. » (III, Définition II)

« Un désir qui naît de la joie est […] plus fort qu’un désir qui naît de la tristesse. » (IV, 18)
« Agir par vertu n’est rien d’autre […] qu’agir, vivre, conserver son être sous la conduite de la raison et sur le fondement de la recherche de l’utile propre. » (IV, 24)
« La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs. » (V, 42)

 

Pour aller plus loin

■ Alain, Spinoza (Gallimard, 1965).
■ Robert Misrahi, Spinoza, introduction et choix de textes (Entrelacs, 2005).
■ Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution (PUF, 1954).

 

Robert Misrahi

Philosophe spécialiste de Spinoza et professeur émérite de philosophie éthique à l’université de Paris-I (Sorbonne), il est l’auteur de Le Bonheur, essai sur la joie (Hatier, 1988) et de Spinoza (Entrelacs, 2005).

 

 

 

                        

 

 

 

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