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L'après, l'ici et maintenant
7 mai 2012

Raphaël Enthoven : La Solitude

 Katja Mayer

Photo Katja Mayer

 

 

Sens et vie : La Solitude, par Raphaël Enthoven

                                            

 

La solitude, c'est l'inconfort.

Et pourtant, si on l'assume au lieu de la fuir dans le divertissement, elle permet une véritable présence au monde.



Par Raphaël Enthoven

Pourquoi Robinson Crusoë met-il son point d'honneur à porter à table ses habits du dimanche ? Pourquoi le garde forestier de Rudyard Kipling, seul dans sa maisonnette au milieu des arbres, revêt-il son habit noir pour dîner ? Est-ce qu'ils n'ont aucun besoin d'autrui pour conserver le respect d'eux-mêmes ? Ou est-ce qu'ils ont tant besoin de l'autre qu'ils en viennent à faire comme si quelqu'un les regardait ? Quoi qu'il en soit, pour le meilleur ou le pire, poisseuse ou joyeuse, la solitude, c'est tous les jours dimanche. 
La solitude est ambivalente, comme en témoigne l'expression « on est bien seul ! », qui donne autant le sentiment de s'en plaindre que de s'en réjouir. De la vieille dame qui fait ses courses le matin avant de retourner à son salon pour en fixer l'horloge, à l'artiste maudit qui rompt tout commerce avec l'univers de la marchandise, en passant par le philosophe qui, excluant de sa méditation le monde incertain de la matière, troque l'extériorité contre la seule inspection de son esprit, la solitude est une alternative qui expose à la détresse ou invite à la joie. Car la solitude est inévitable (tout le monde est seul au monde), mais elle est impossible (tout solitaire est une foule à lui tout seul) : « Je suis seule au travail, dit Marguerite Yourcenar, si c'est être seule qu'être entourée d'idées ou d'êtres nés de son esprit… Ce qui veut dire qu'au fond je ne suis pas seule. » En ce sens, parler tout seul n'est un signe de folie qu'aux yeux des imbéciles : le solitaire ne soliloque pas, il dialogue avec les fantômes qui le peuplent et l'altèrent. Quand elle est bien vécue, quand elle est choisie, la solitude préfère la compagnie véritable de ceux qui nous hantent à la sollicitude artificielle de ceux qui nous distraient. Mais comment, sans témoin, ne pas se laisser aller ? Comment convertir l'isolement en autarcie bienheureuse ? Où trouver la force de reconnaître à la solitude le mérite du silence ? Comment transformer la solitude qui désunit en solitude qui réunit ? Comment passer de l'insularité douloureuse à l'intégrité retrouvée d'un être qui n'a nul besoin du commerce d'autrui pour se sentir vivant ? Comment vivre sans être attendu quelque part ? 
Depuis que Zeus, dans un accès de colère, a fendu les sphères insolentes qui voulaient escalader l'Olympe (la nature humaine était sphérique avant que le dieu ne les coupe en deux, comme le raconte Aristophane dans Le Banquet de Platon), l'Occidental vit dans le sentiment qu'être seul, c'est n'être qu'à moitié. Si la solitude est un drame, c'est qu'elle est synonyme d'incomplétude, si l'isolement est une carence, c'est qu'il signifie la perte de soi-même. De là l'idée que si l'homme n'était pas irrémédiablement seul, il ne serait pas sociable, qu'un plaisir est moindre quand il est solitaire, mais que la solitude grandit après chaque étreinte où, pour un instant seulement, l'homme a cru s'unir à l'autre. De là l'instinct grégaire et la tyrannie de la majorité qui portent les individus à dénoncer en meute celui qui ne leur ressemble pas. De là également la certitude que faute de trouver l'âme soeur, il faut se marier pour ne pas être tout seul quand viennent le soir et l'hiver. Comme le souligne Norbert de Varenne à Georges Duroy (le bel ami de Maupassant) : « Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c'est que de vivre seul, à mon âge. La solitude, aujourd'hui, m'emplit d'une angoisse horrible ; la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. » En d'autres termes, autrui n'est qu'un poêle qui réchauffe davantage qu'un feu de cheminée. Pire encore que l'incomplétude, la solitude, c'est l'inconfort. Faire de la solitude un « drame », c'est plaindre l'homme que rien ne vient distraire. Chercher sa moitié, c'est, en vérité, demander à autrui de nous désennuyer, de tuer le temps, et peu importe l'autre en question : quand mon confort (c'est-à-dire l'oubli temporaire de ma mort) dépend d'autrui, ce dernier est interchangeable. Tel Jean-Jacques Rousseau, le misanthrope du dimanche, le solitaire à contrecoeur qui congédie les autres dans la mesure où lui-même n'existe pas pour eux et qui recherche constamment la solitude avant d'y renoncer par peur de l'isolement, quiconque a besoin d'autrui pour vivre sait aussi, malgré lui, que la solitude ne se partage pas. « Un torturant besoin d'union nous travaille, ajoute Guy de Maupassant, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l'un vers l'autre ne font que nous heurter l'un à l'autre. » 
Au diable donc, les palliatifs et les divertissements ! Si la mauvaise solitude s'atténue provisoirement avec la présence de l'autre, la bonne solitude s'accroît durablement à son contact. L'unique remède à la solitude de celui que personne n'attend est la solitude de celui qui, non par dépit mais plein de lui-même, n'attend rien de personne, « la résidence des joies, chère à Pétrarque, d'où sont bannis les plaisirs, un lieu où la sobriété est souveraine, où le lit est chaste et paisible, où la conscience est un paradis », autrement dit le joyeux face-à-face du solitaire que son appartenance au monde dissuade de posséder qui ou quoi que ce soit. Le solitaire véritable n'est pas un reclus que mortifie sa condition mais un amoureux satisfait d'aimer, qui, faisant son deuil de la mort elle-même, bénit la chance de vivre loin des regards, et donc près du ciel. Si l'enfer, c'est les autres, alors le paradis, c'est leur absence : « Une seule chose est nécessaire, note Rainer Maria Rilke : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et ne rencontrer durant des heures personne, c'est à cela qu'il faut parvenir… S'il n'est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d'être près des choses : elles ne vous abandonneront pas. Il y a encore des nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays. Dans le monde des choses et dans celui des bêtes, tout est plein d'événements auxquels vous pouvez prendre part. » 
En passant de la douleur à la candeur, la solitude maintient le monde à l'état d'énigme pour une conscience affranchie du besoin de séduire. Débarrassé du regard et des jugements qui l'accompagnent, le solitaire se donne les moyens de ne pas haïr ni de regretter, mais de comprendre et de s'étonner, par-delà bien et mal. Mieux vaut être curieux de tout que remplir le vide. Le misanthrope, le solipsiste et le mari s'échinent à tromper la solitude que le solitaire (ou l'enfant qui joue) chérit comme l'occasion de communier avec le monde. Les uns gémissent d'être seuls dans le désert, l'autre se réjouit d'être seul au milieu de la foule.
 
Source : http://www.philomag.com
 
 
 
 

                           
                           Raphaël Enthoven 

 

 

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